Compte-rendu Fleury « Traversée du Haut-Atlas »
Posté par Michael Peyron le 31 mars 2010
FLEURY L., « Maroc : La traversée du Haut-Atlas », collection Grands Treks Trek Magazine, n°101 HS Hiver 2008, Le Monde se découvre à pied.
Introduction
Compte-rendu circonstancié, fort bien illustré, d’une randonnée devenue déjà classique au fil des années et dont l’auteur a, de toute évidence, tiré un certain plaisir. Trek élaboré grâce à la logistique de l’agence marocaine « Aventure Berbère » et du guide Mohamed Bakchi, ainsi qu’un Tour Opérateur (TO) connu, intervenu en tant que « partenaire sur ce numéro ». Bien. Toujours est-il que cela équivaut à un petit topo suffisamment détaillé pour inspirer une traversée à la carte, soit en s’en remettant à une agence, soit en individuel.
Des vérités qui font plaisir à entendre
On se doit de saluer la franchise du reporter qui n’hésite pas à critiquer sans complaisance les problèmes qui surgissent dans le Haut Atlas du fait de la fréquentation touristique. Sont successivement mis en exergue : les touristes lamentablement sous-vêtus (p. 18) ; le montagnard qui vous demande votre adresse en France, pour y venir travailler comme chiffur (p. 19), etc..
Une proportion importante de guides issus des milieux non-ruraux, maîtrisent mal la Tamazight, et 30-40% d’entre eux cherchent à émigrer (pp. 27, 64 & 71), alors que beaucoup de Chleuhs montagnards sont obligés de travailler en tant que « faux guides » (p. 28), sans que leur compétence soit forcément mise en cause. Il s’agit d’en tenir compte, notamment à propos de la disparition annoncée de la spécificité rurale, qui faisait le charme de ces contrées ; et qui attirait les visiteurs (p. 30).
Sont également dénoncés : le choc des cultures éprouvé par tout voyageur quittant la simple convivialité du milieu montagnard et se trouvant aux prises avec la « civilisation » (pp. 44 & 58) ; l’inutilité d’un refuge non-gardé dont la clé reste dans la vallée (p. 56) ; le manque de respect de certains visiteurs envers le site archéologique du Yagour (p. 58). Le reporter éprouve une réaction d’écœurement devant les villageois qui se dérobent à la vue de l’objectif, ou monnayent les clichés, triste rançon à payer après un demi-siècle de harcèlement photographique (p. 60); ce qui donne lieu à l‘interrogation de fond quant à l’éventuelle interaction touriste/culture berbère laquelle, compte tenu de l’écran de la barrière linguistique, s’avère dérisoire (p. 61), voire absente. Situation que n’arrange guère l’imbécilité des visiteurs qui, pour se donner bonne conscience, distribuent à la pelle stylos et bon-bons (p. 63).
L’impacte du tourisme sur Imlil, qui se traduit par la « Chamonisation » des lieux : hôtels, restaurants, bureau des guides, boutiques de souvenirs, etc. (p. 64) ; ensemble qui cadre mal avec le peu de cas que font les autorités tutélaires du tourisme de montagne par rapport au tourisme cinq étoiles de l’horizon 2010 (p. 64) ; en revanche, phénomène encourageant – la fréquentation grandissante du Toubkal par les nationaux (p. 71). Tout cela se traduisant, enfin, par une fixation sur le point culminant, aggravée par le phénomène de massification qui veut que le Ras, l’Akioud, l’Afella et la Tazaghart soient relativement ignorés par rapport au Toubkal (p. 74). En effet, le 10 juin 2008, du sommet de celui-ci j’ai fait remarquer à un autre ascensionniste l’enneigement du couloir NE du Ras n-Ouanoukrim, encore en conditions pour une montée avec piolet/crampons (course facile classique des années 1960/70), mais complètement délaissée par la centaine de trekkeurs candidats au sommet se trouvant ce jour-là aux refuges jumeaux CAF-Toubkal et Gîte-camping-Mouflons.
Ascension du couloir NE du Ras n-Ouanukrim en crampons (photo: M. Peyron)
Autres remarques
Au fil des pages on relève quelques imprécisions et omissions, procédant sans doute de connaissances quelque peu fragiles de l’Atlas marocain.
Qualifier l’Ayachi de « pic » ou ayant une forme « plus alpine » (p. 6), certes vu du Cirque de Jaafar, c’est oublier un peu vite ses formes lourdes, jaillissant sur 2 000 mètres de la Haut Moulouya – trait qui impressionna fort les premiers observateurs ; d’où la primeur qui lui fut longtemps accordée par rapport au Toubkal. Celui-ci fut finalement gravi une fois sa suprématie reconnue, suite à l’ascension de l’Adrar Iferouane (4001m ; récemment rétrogradé à 3996m, (ancien nom Jbel Tifnout), et non pas Taroukht (p. 8). A ce propos, on relève l’orthographe fantaisiste de certains noms et toponymes : Amzrie (Amezri), Taroukht (Taraokht), Agounz, Agountz (Agouns), Aït Abasse (Aït Abbas :Abbès), plaine du haouj (Haouz), Ahgrie (Aghouri), Amsod (Amsud < verbe sud, ‘souffler’ > lit. ‘celui qui souffle’), Mizek (Mzik, Mziq), imazghen (imazighen), Rakija (Rkiya), Zulija (Zulika), Megdez (Medgaz/Magdaz), Ouarzaste (Ouarzazt ;< ber. war zazt, lit. ‘sans souci’, même toponyme que la ville d’Ouarzazat), Goursa (Gourza). C’est vrai que pour l’étranger qui débarque cela n’est pas évident, bien que les cartes au 1/100.000 soient là à tire indicatif. Et puis de quelle carte proviennent les infos sur les dix plus hauts sommets de la chaîne (p. 80) ? Le Bou Tiouna (4 040m) est-il le sommet voisin de l’Afella ? Comment peut-on attribuer au Tizi Melloul (3 875m) l’altitude fantaisiste de 4 015m, alors qu’il est plus bas que le Tazaghart voisin, crédité de 3980m) ?! Amazer désigne le satellite NE du Toubkal, marqué Imouzzer sur les anciennes cartes (< amazzer, ‘cascade’, sing. de immuzzar, ‘cascades’). L’ancien nom était dans le vrai, le sommet en question domine un long ravin coupé de barres rocheuses, chacune avec sa cascade. [Cf. J. Dresch & J. Lépiney, Le Massif du Toubkal (1936).]
Versant N (Amazer) du Toubkal (photo: M. Peyron)
À propos des berbères > « Aller à la rencontre d’un peuple » (p. 8) est une phrase jargon style brochure touristique ; c’est là le grand leurre du Haut Atlas tel qu’il est présenté par les TO ! Rencontre, du reste, que Laurence Fleury met en cause à juste titre (pp. 60-64).
Les accords entre sédentaires et semi-nomades au sujet des pâturages d’Izoughar (p. 43) font encore l’objet de conflits que, bon an mal an, la sagesse amazighe basée sur l’izerf (‘droit coutumier’) parvient à régler. On retiendra, aussi, que l’image « descente du lac d’Izoughar… » (pp. 12-13) ne fait pas partie du trek décrit.
Lac d’Izoughar, avril 1966 (photo: M. Peyron)
On passe « à côté de la plaque » à Magdaz. Aucune allusion à Mririda n-Ayt ‘Atiq, dont les admirables poésies, recueillies par René Euloge sous le titre célèbre, Les Chants de la Tassaout (1965), viennent d’être traduites en anglais par mes soins.
(Tassawt Voices, AUI Press, 2008, M. Peyron trans.)
À propos du tourisme international (p. 53), le trekking a commencé à se développer dans le Haut Atlas dans le courant de la décennie 1970, bien qu’encore timidement (cf. Michael Peyron’s working papers » IIb : http://www.aui.ma/VPAA/shss/mpeyron.htm).
En ayant été le Président (1975-1986), je prétends qu’il est injuste de taxer le CAF-Rabat d’élitisme, de prétendre que les Marocains y étaient « cooptés difficilement » (p. 54). Bien au contraire, j’ai toujours encouragé les nationaux à en faire partie ; en vérité, les candidats ne se bousculaient pas au portillon. De plus, j’effectue depuis plusieurs années des randonnées de 6-8 jours dans le haut Atlas en compagnie d’amis marocains. Par ailleurs, à l’université Al-Akhawayn d’Ifrane, en tant que co-ordinateur du club amazighe (berbère), j’organise régulièrement des sorties découverte nature et/ou montagne, auxquelles participent des étudiants marocains.
Sortie rando au Jbel Hayyane, Moyen-Atlas, mai 2008 (photo: M. Peyron)
Quant au CAF-Casablanca, précisons (p. 54) qu’il édite sa revue Montagnes Marocaines depuis juin 1994, date de sortie de l’actuelle série.
Jour 12 & 13 de la traversée décrite par Laurence Fleury : aucune allusion au Meltsène, montagne mythique, tutélaire du plateau du Yagour, dont on aperçoit les contreforts à gauche du document (p. 57, haut).
Adrar Meltsène et Dayet n-Iferd plateau du Yagour (photo: M. Peyron)
La photo d’Aremd (pp. 68-69), en plein processus de « HLMisation », démontre clairement l’impact affligeant du modernisme sur l’architecture traditionnelle berbère (dont vous vantez les mérites, p. 92), contribuant ainsi à l’autodestruction de ce qui faisait le charme principale de ces vallées. De même que l’affirmation comme quoi la vallée des Aït Bougmez est « l’une des mieux préservées du Haut Atlas » (p. 20), est sujette à caution, les ravages de l’hyper fréquentation touristique y étant omni présents.
La vallée des Bougmèz et le Wawgoulzat en avril 1966 (photo: M. Peyron)
La phrase (p. 77) qui débute « Ils atteignirent près du Toubkal le Tizi n-Tahgrat… » semble vouloir réunir dans un même élan Hooker, Ball, Maw et Neltner, comme si les trois Britanniques avaient été contemporains du géologue alpiniste français, alors qu’un demi-siècle sépare leurs exploits successifs !
À propos des crédits photographiques (pp. 78-79). Le cliché des murailles d’Ouarzazat est tiré de Jean Ravennes, Le Maroc : aux portes du Sud, Paris (1930, p. 56) ; quant aux femmes Ilemchane, le document provient de Maroc central de Jean Robichez, Paris & Grenoble, (1946, p. 37).
Par ailleurs, laissez-vous vraiment le libre choix au lecteur quant au type de voyage à envisager (agence ou individuel) ? On constatera tout de même que la primeur est accordée à la rubrique « partir en groupe », laquelle figure en bonne place avant celle consacrée au voyage individuel (p. 82). Formule faisant la part belle aux agences de trekking.
Quant à l’évocation du « mal aigu des montagnes » (p. 86), celle-ci fait sourire. Lors de fréquentes ascensions dans le massif du Toubkal dans le cadre de week-ends de 36/48 heures depuis Casablanca, mes compagnons des décennies 1960-70 et moi n’avons jamais éprouvé le moindre malaise. Sans doute étions-nous moins stressés, moins « petites natures », que les trekkeurs de la génération actuelle.
Remarque qui souligne le changement complet intervenu dans la façon d’aborder la montagne marocaine, liée prioritairement à la démarche commerciale des TO soucieux de ne pas inutilement stresser leur clientèle. Là ou le amateur de base que j’étais, « berbérisant » à ses heures, partisan de la randonnée avec sac à dos léger, logeait chez l’habitant et alignait des étapes journalières de 8 à 12 heures, de nos jours, les caravanes muletières des voyagistes proposent des étapes réduites à 4 ou 7 heures, formule douce, « customizée », certes, mais ô combien lourde (16 participants en moyenne). Avec en plus le train muletier pour transporter le « mathos » de cuisine et de couchage. Formule qui ne facilite guère la rencontre avec l’habitant amazigh, supposée être le point d’orgue du trek et souvent vantée dans les brochures des TO.
Bivouac TO standard loin des lieux habités : tentes « igloos » + tente-mess & tente-cuisine, Tamda n-Inghemar (photo: D. Dourron)
Et ça ne tient pas à la seule différence entre l’ordinaire des montagnards que l’on partage au hasard d’une étape, et le repas servi sous la tente mess d’un voyagiste, en compagnie des muletiers (p. 8), et encore si la déontologie de l’agence le permet. C’est toute une démarche en profondeur, une patiente initiation, une façon intimiste d’appréhender (en la respectant) la montagne berbère que connaissent les randonneurs libertins engagés, qu’ignorent les trekkeurs lambdas.
Sur le chemin du ssuq, Azgour, massif de l’Erdouz, mars 1968 (photo: M. Peyron)
Il suffit de lire votre carnet de route pour en être convaincu (pp. 81-91). Pour aller d’Iskattafen à Imlil via le Mgoun et le Toubkal, il vous aura fallu 19 jours avec obligation quotidienne – exception faite pour les gîtes d’Aït Ali n-Itto, Tighza, Aït Souka et du refuge CAF de l’Ouka, ainsi qu’au Toubkal – de monter votre tente en fin d’après-midi, parfois loin des villages. Pour ma part, du 21-27 août 1976, avec mon sac à dos de 7-8kg, sans assistance ni esprit de performance ou d’élitisme, j’avais rallié en 6 jours ½ de rando solitiare avec hébergement chez l’habitant, le village de Tighza (Aït Bougmez) au refuge de l’Ouka, selon les étapes suivantes :-
JOUR 1 : ½ étape > Tighza – Abachkou – Rougoult
JOUR 2 : Rougoult – Tizi n-Rougoult – Amezri n-Ayt affane – Ichebakken
JOUR 3 : Ichebakken – Aït Ali n-Itto – Aït Tamellilt
JOUR 4 : Aït Tamellilt – Aït Hmid – Asif n-Ourous – Aït Taleb
JOUR 5 : Aït Taleb – Zerkten – Tazlida – Tizi n-Leilat – Aït Ouiksen
JOUR 6 : Aït Ouiksen – Azegour – Ouarzazt – Yagour – auberge « la Chaumière »
JOUR 7 : «La Chaumière » (Ourika) – Timichi Tizi n-Ouattar – CAF Ouka
Bien sûr, il s’agit d’une traversée « sèche » sans ascension de sommets, mais comportant tout de même deux hauts cols. Le fait d’avoir déjà à l’époque des rudiments de Tamazight, plus dix années d’expérience de l’Atlas, m’avait grandement servi. Cela entrait dans le cadre de multiples reconnaissances entreprises entre 1972 et 1987 dans l’axe de la chaîne, en préparation de la GTAM (Grande Traversée de l’Atlas Marocain) qui devait voir peu après le jour.
Le Haut Atlas est une montagne vivante, habitée, qui ne s’aborde pas à la légère, tant est riche sa tradition orale, sa possibilité de récompenser ceux qui avec patience et respect entreprennent d’en démêler l’écheveau.
Fillettes d’Assaka, Ayt Yahya (photo: M. Peyron)
Sinon, au fur et à mesure que la massification du tourisme contribue à saccager les sites, cela se galvaude inéluctablement et les visiteurs se coupent des populations qu’ils ne parviennent qu’imparfaitement à côtoyer. Malgré un léger mieux-être pour un segment infime de la population (accompagnateurs, muletiers, gîteurs, cuistots, etc.), c’est ce qui est en train d’arriver au Toubkal, au Mgoun, à Imilchil, au Saghro et au Siroua – sites en voie de grande banalisation. C’est là l’erreur profonde, lourde de conséquences, que commettent annuellement les voyagistes de l’éco-business.
Massif du Toubkal: vue lointaine depuis le Siroua (photo: M. Peyron)
Conclusion
Pour en revenir à l’article dont nous traitons ci-dessus, tout se passe comme si cette traversée des Bou Guemmez au Toubkal, existant dans une sorte de bulle intemporelle, avait été « découverte » par Laurence Fleury pour Trek Magazine. Comme si rien n’avait eu lieu auparavant en matière de suivi axial du Haut Atlas. Idée insolite, totalement imprécise, bien que renforcée par les quelques notes (pp. 8, 53 & 78-79) où l’on sent poindre une sorte de vide historique entre 1938 et 2008, laissant à croire que pour ainsi dire rien ne se serait passé du point de vue randonnée pendant cette période-là dans ces montagnes. Mis à part une remarque hautement laconique, faisant allusion aux « cafistes et scientifiques (qui) explorent le Haut-Atlas de fond en comble » (p. 53). Ainsi résume-t-on commodément, en une bribe de phrase, des centaines de sorties étalées sur les quarante dernières années !
Dans l’ensemble, et malgré les quelques lacunes ci-dessus exposées, cet opuscule de 98 pages fait convenablement le point sur une traversée conviviale en 19 jours de Tabant au Toubkal, à la portée du trekkeur moyen. Invitation au voyage et à l’aventure programmée qui en séduira plus d’un. On ne peut, toutefois, que regretter la priorité accordée aux TO, aux service desquels le lecteur est insidieusement invité à avoir recours. Comme si l’on voulait faire la part belle à ceux qui pratiquent le « trekking » – qui n’est après tout qu’une forme de randonnée légère avec camping-muletier – tout en coupant l’herbe sous les pieds du désormais atypique randonneur sac au dos solitaire et libertin.
Michael PEYRON
Auteur des ouvrages suivants :-
La Grande Traversée de l’Atlas Marocain (GTAM), Rabat (1984, 1988).
Great Atlas Traverse Morocco, Goring, 2 tomes, (Reading) :
West Col (1989 & 1990).
« Maroc : Haut Atlas, Moyen Atlas, Sirwa Saghro », Guide de Randonnée Paris : Nathan (2002 ; co-auteur avec G. Bordessoule).
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