Le tourisme de montagne en question :
les Tour Operators (TO) dans l’Atlas
marocain
Papiers rédigés par Michael Peyron sur ce sujet entre 1979 et 2006
(avec remise à jour en 2010)
Nous espérons que le lecteur appréciera ces articles qui démontent impitoyablement le discours publicitaire des TO, tout en dénonçant leurs agissement néfastes (tourisme de masse, voyeurisme, choc des cultures, etc.) dans l’Atlas marocain. Plus encore ils marquent le combat acharné, rarement démenti, que l’auteur livre depuis trois décennies aux limonadiers de l’aventure et leur logique mercantiliste !
Sommaire
1/ « Un trek sans tracas dans l’Atlas, ça me va ! » (2006) 2/ « Petit randonneur tu seras mangé ! » (1979) 3/ « Tour Operators dans le Haut Atlas : quelques recettes pour accommoder le pigeon » (1982)
4/ « ‘Défonceurs’ de piste et mythes de conquête » (1999)
5/ « Le crédo du randonneur engagé » (2001)
6/ Recension d’ouvrage : Cahiers géographiques de Lahsen Jennan (2006)
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Tirghist & le Fazaz, sep 1998 (photo: M. Peyron)
1/ « Un trek sans tracas dans l’Atlas, ça me va ! »
Phrase type, reflétant la mentalité d’assisté du voyageur moderne et qui pourrait être tirée de la pub d’un de ces « Tour Operators » (TO), spécialiste de l’Atlas marocain, dont il est question ci-après dans une série inédite d’articles traitant des retombées qu’ont ces voyagistes sur les populations locales. Travail critique attribuable à Michael Peyron qui, bourlingueur des sentiers de Taroudant à Taza et fervent défenseur du monde amazighe, n’a ménagé aucun effort pendant 27 ans pour dénoncer les agissements néfastes des limonadiers de l’aventure.
Action méconnue, incomprise par ses contemporains, ayant valu à son auteur d’être montré du doigt et tenu à l’écart, autant par des responsables du développement durable, des promoteurs de tourisme en 4×4, et des éminents chercheurs universitaires, qu’au sein même de l’association bénévole dont il faisait partie. Car sa démarche dérange, ne cadrant pas avec une pensée unique selon laquelle cette évolution touristique est normale, inéluctable.
De combien de noms d’oiseaux s’est-il vu affubler pour avoir voulu faire cavalier seul (« facho », « mégalo », « pourfendeur attitré des TO » ; « Don Quichotte de l’Atlas », etc.); pour avoir osé entraver l’avance inexorable et triomphante de l’économie de marché, grâce à laquelle aucune activité sportive, aussi modeste soit-elle, n’est censée échapper au contrôle des mercantis de ce Bas Monde.
Ses premiers articles (années 1979-1990) expriment l’indignation légitime d’un habitué de la randonnée pédestre, sport qu’il pratique dans le Haut Atlas en amateur éclairé depuis 1964. Il ne peut accepter ceux qui, avec leurs appareils photos et leurs gros sabots, viennent profaner le sanctuaire, exploiter les populations amazighes. Aussitôt, il fustige l’arrogance des TO, qui, à des fins commerciales, sans penser un instant aux fâcheuses conséquences de leur action, excitent chez leurs clients une soif du dépaysement et de l’authentique à travers le discours combien confus et factice de leurs brochures publicitaires. Qui n’hésitent pas à reprendre à leur compte les descriptions de courses contenues dans La Montagne & Alpinisme, revue nationale du CAF, et véritable vivier potentiel de clients. Situation ambiguë où le club en question, tout en prônant le bénévolat et l’effort gratuit, ouvre largement ses pages à la pub des professionnels de l’évasion.
C’est ce qui a poussé Peyron à proposer une démarche plus authentique : une philosophie du voyage individuel basée sur l’humanisme et la disponibilité, sur une approche résolument respectueuse des populations de l’Atlas, à l’exclusion de tout misérabilisme ou voyeurisme, afin de « défolkloriser » la montagne berbère. En amenant ses collègues européens à se dessaisir de leur mentalité d’assistés, à se prendre en charge pour mieux tirer parti de leur expérience marocaine. Pour cela il leur fallait être autonomes.
C’est donc à leur intention qu’il a rédigé des topo-guides : d’abord en langue française, puis en langue anglaise, afin de susciter des vocations à parcourir ces belles montagnes. Pour qu’ils ne partent pas au sein d’un lourd troupeau d’illustres inconnus avec soutien muletier, plus comportement moutonnier, chacun dans sa petite bulle. Pour qu’ils soient des randonneurs libérés, en compagnie de quelques ami(e)s triés sur le volet, évoluant harmonieusement le long de la « Grande Traversée de l’Atlas Marocain » (GTAM) – projet dont il fut un des initiateurs – dans l’axe de la chaîne, au contact des populations et ayant sur le milieu socio-culturel des retombées minimes. Non content d’animer de petits groupes de 3-4 participants dans le cadre des sorties montagne du CAF-Rabat, et des reconnaissances des tronçons de
la GTAM, il organisera, en outre, des voyages pour CAFistes de France (1981-1982), enlevant ainsi une part infime du marché des TO !
Pause sur le plateau des Ayt ‘Abdi, au fond le Jbel Tafraout, juillet 1980, (photo: M. Peyron)
La deuxième phase (années 1990-2001) marque, en quelque sorte, une accalmie. Peyron se rend bien compte qu’en définitive ses topo-guides, ses articles, ses conférences, restent essentiellement sans effets; seule une minorité d’usagers épouse ses thèses. La majorité, quant à elle, indécrottable, continue à frayer avec les TO ! Devant cet état de choses, il réfléchit, il observe la scène montagnarde marocaine, devient moins virulent dans sa critique, amorce quelques actions consensuelles.
Un examen attentif de la situation sur le terrain lui permet, par ailleurs, de constater qu’en définitive – maigre consolation – la contamination touristique est circonscrite à quelques régions ; de plus elle obéit à une logique saisonnière. Les TO, aidés en cela par la pub qu’ils font paraître dans les publications spécialisées, se livrent à une savante mise en condition de la clientèle ; programment le Toubkal, le Mgoun, ou les environs d’Imilchil en été, période qu’ils ont l’audace de qualifier d’idéale (!) ; le Siroua ou le Saghro à l’automne et au printemps. Par ce biais, les TO semblent se cantonner dans quelques circuits classiques ; pour des questions de rentabilité il est difficile d’intéresser le randonneur lambda à des variantes, à d’autres destinations marocaines. Encore mieux, certaines régions sont boudées par les trekkeurs; ainsi est-il de la région Tounfit-Imilchil qui ne figure plus à l’itinéraire de bon nombre d’agences pour des raisons sécuritaires, paraît-il.
Puis, en vertu du proverbe britannique, if you can’t beat them, join them, Peyron ira jusqu’à tenter un timide rapprochement avec un TO lyonnais, espérant pouvoir organiser une ou deux rotations auxquelles il aurait imprimé sa vision très personnelle du voyage culturel dans l’Atlas, histoire d’influencer les choses à sa façon. Toutefois, devant la tiédeur et le manque d’imagination du TO en question, l’expérience tournera court. Une nouvelle revue de voyage, Trek Magazine, voit le jour à Grenoble. Y voyant un moyen de faire entendre sa voix, il propose aussitôt ses services à la rédaction, écrit quelques papiers pour une livraison spéciale sur l’Atlas marocain, expose sur leur site Web sa théorie de la rando. Encore mieux, Gilles Bordessoule, dont il avait critiqué en 1980 l’appartenance à la mouvance des TO, l’invite à publier une version remaniée de son topo-guide sur la GTAM. Bref, Peyron met de l’eau dans son vin, se laisse en apparence amadouer.
Quant à son activité sur les sentiers de l’Atlas, elle ne diminue pas ; elle suit désormais un axe différent – celui de la culture amazighe. Il organisera chaque année des balades de 4-8 jours avec des compagnons marocains issus du milieu montagnard, parfois aussi en compagnie d’amis européens. En se focalisant sur le Haut Atlas oriental, sur le Moyen Atlas.
De ses séjours printaniers à Ifrane, toutefois, de quelques voyages dans la région Midelt-Imilchil et dans le massif du Toubkal, il reviendra persuadé qu’en montagne la situation ne fait que dégénérer. L’ensemble des méfaits du trekking imputables aux TO, tels qu’il les avait prédits en 1979-1982, se réalisent : sur-fréquentation, pollution environnementale, choc culturel, apparition du syndrome du visité (gosses quémandeurs), appauvrissement du tissu social et du cadre bâti, désorganisation de la vie rurale classique, altération de l’hospitalité traditionnelle, paupérisation galopante de la montagne amazighe.
Il est évident que plus que jamais, par leurs voyages répétés, les TO travaillent à leur propre perte. À force d’être galvaudés, piétinés, les sites en perdent leur charme spécifique. Un argent apparemment facile et inégalement réparti détourne le berger de son troupeau. Le cultivateur n’attelle plus son bourriquot à la charrue ; il préférera se faire muletier chez un TO. Écroulés les igherman ; abandonnés les champs en bordure d’oued ; vendus les noyers, jaunis et empierrés les pâturages. En montagne, si l’on y prend garde, ça pourrait bien être le commencement de la fin…
De plus, l’action polluante des agences de trekking se trouve aggravée, dépassée, par la prolifération des raids en 4×4, des motos, des « quads », dont les ténors sont assez peu sensibles aux considérations environnementales ; bientôt, aucune vallée de l’Atlas ne sera à l’abri de leur encombrante présence ! Chaque année, dès la semana santa en Espana, c’est l’interminable défilé nord-sud des 4×4 ibériques ; suivis de leurs collègues britanniques, ainsi que gaulois. On peut les suivre à la trace ; retrouver des vestiges de leurs bivouacs aux sources de l’Oum Rbia’, à Agelmam Sidi Ali, autour des lacs d’Imilchil. Pour Peyron, c’est la fin du compromis ; il en revient dès 2001 au radicalisme.
Quatre papiers, pondus à Ifrane (2002-2005), dénoncent l’immobilisme, plaident en faveur de l’éco-tourisme, perçu comme moindre mal, seule solution à même d’écarter l’issue fatale. Il faut sensibiliser les jeunes marocains, favoriser chez eux dès le plus jeune âge une image positive de la nature. C’est leur pays, après tout ; à eux d’agir par la suite. Peyron participe, ainsi, dans le cadre des activités de l’Université Al-Akhawayn, à des journées d’action sur l’environnement, encadre des équipes de lycéens pour nettoyer le Val d’Ifrane ; organise des sorties « sensibilisation à la nature » avec professeurs et étudiants (2004- 2009).
Tardivement, certains TO, eux aussi, tirent la sonnette d’alarme : « Si l’on continue comme ça, on va dans le mur ! » Ils cherchent alors à se donner bonne conscience ; en évoquant un tourisme « diffus », « doux », « durable », « équitable », ou « responsable », lequel, d’un coup de baguette magique, deviendrait respectueux des populations et de l’environnement. Et chacun de vouloir responsabiliser sa démarche ; d’y aller de sa déontologie environnementale, de sa charte de la montagne, ou autre tartufferie. Faux-fuyants et bricolage que tout cela !
À vrai dire, tant que la logique marchande tiendra le haut du pavé, tant que les textes sur le respect de l’environnement ne seront pas appliqués sur le terrain, on n’en sortira pas. Tant qu’au Maroc un réel effort de sensibilisation écologique ne sera pas entrepris, dès l’éducation primaire, le milieu naturel continuera à subir des atteintes qui pourraient s’avérer irréversibles à moyen terme. Des conférenciers cravatés en complet veston auront beau étaler leurs idées bien intentionnées ; évoquer la mise en place d’un tourisme respectueux des populations et du milieu naturel ; dans l’absolu, rien ne se fera.
État des choses qui risque de perdurer quelques temps encore. Chaque année on descendra du Toubkal des sacs poubelles regorgeant d’ordures. Les TO continueront aveuglément à creuser leur propre tombe. Les communautés montagnardes, éprises d’un léger mieux-être que leur procure la modernité, chercheront dans le béton, le butagaz, le burtabl, le goudron et le plastique un bien illusoire salut, en attendant d’abandonner leur haute vallée. Les touristes, quant à eux, ayant inconsciemment contribué au saccage d’une destination, rangeront sagement leur appareil de photo numérique dans le placard, oublieront égoïstement le Maroc, et, en attendant les prochaines vacances, fouilleront les brochures des TO à la recherche d’un nouveau site « vierge » à mettre à mal.
michael.peyron@voila.fr
Grenoble, octobre 2010
2/ « Petit randonneur tu seras mangé ! »
R. Proton sur les arêtes de l’Ouirzan, massif de l’Erdouz, jan 1969 (photo: M. Peyron)
Chers amis randonneurs, CAFistes qui quadrillez inlassablement l’Atlas, sachez-le une bonne fois pour toutes : vous n’êtes plus à la page ! Mais alors pas du tout. Il va falloir vous recycler…
Que vous le veuillez ou non, il vous faut sacrifier au conventionnel. Désormais, chers amis, ce ne sont plus des randonnées que vous effectuez, mais des trekkings !! L’ordre en est venu de la plus haute autorité.
Réunis en conclave dans leurs bureaux de Paris, de Londres, ou ailleurs, tout à la joie de pondre leurs édits, de définir leurs produits, d’élaborer d’alléchantes brochures en couleur, les grand prêtres de l’aventure lointaine et exotique en ont ainsi décidé. Car ce sont eux maintenant qui donnent le ton.
Mais ne prenons pas ombrage de la désinvolture avec laquelle ces messieurs du voyage organisé ont statué sur notre sort, ont cherché à classer nos activités sous une autre dénomination. Sans nous consulter, bien sûr ! La dynamique du verbe, cependant, étant ce qu’elle est (l’influence anglo-saxonne, aussi) nous devrons nous y résigner(1).
Et pourquoi, au juste, qualifier la marche sportive de trekking ? Le vocable trek serait plus précis, trekking signifiant l’activité elle-même. Ainsi pourrait-on dire : « je pratique le trekking » (notion générale), mais, « je viens de faire un trek autour du Toubkal ».
Et pourquoi, après tout, délaisserait-on des mots appropriés tels que « randonnée », « raid », ou « balade » ? Ce dernier, que beaucoup écrivent « ballade » par nostalgie lyrique, sans doute, est délaissé au profit d’un mot bâtard emprunté par les Anglais aux Sud-Africains à l’époque coloniale et ramené au goût du jour au Népal depuis une vingtaine d’années.
Peut-être doit-on expliquer ce refus d’employer le mot français par ce qu’il convient d’appeler le snobisme de l’emprunt linguistique. Justement, dans le cas précis du mot qui nous concerne, le phénomène fonctionne dans les deux sens. Karrimor, le fabricant anglais bien connu, n’a pas hésité à baptiser un de ses sacs à dos du nom de « Randonneur », alors son concurrent français Lafuma lançait le modèle « Trekking » ! Après quoi, il ne reste plus qu’à tirer l’échelle…
Tout ceci pour vous dire, petits amis randonneurs reconvertis au trekking, qu’il va falloir vous pousser un peu. Ne permettez plus que l’on vous accuse d’exercer un monopole de l’Atlas ! Allons. Ne soyez pas égoïstes. Faites de la place à vos innombrables collègues qui ont déferlé, déferlent encore, ou vont continuer à déferler le long de sentiers de ces chères montagnes. Vous qui vous plaignez de la solitude, vous allez être comblés.
« Eh ! Vous là-bas ! Le spécialiste du bivouac en bergerie ! Il faudra se montrer plus sociable, n’est-ce pas ? Et ne plus vois baigner à poil dans les torrents. Surtout s’il y a des dames… » Au contraire, tâchons de faire bon ménage avec la clientèle de « baladeur Tours », ou de « Fab Treks » (2). Après tout, quelques part dans l’Europe des brumes et de la pluie ces assoiffés de soleil ont effectivement « acheté » l’Atlas. Il faut bien qu’ils en aient pour leur argent…
Cherchons, à présent, à y voir un peu plus clair. À qui avons-nous affaire ? Vers quelles régions, et à quelle époque devons-nous nous mettre en route si nous voulons rencontrer ces sympathiques visiteurs ?
Ce sont pour la plupart des marcheurs anglais, français, et suisses. Deux régions du haut Atlas semblent les préoccuper essentiellement :
R. Mertz & J. Du Mazeau-Brun, Dayet n-Iferd, pied du Meldsen, fév 1969 (photo: M. Peyron)
1/ Le massif du Toubkal ;
2/ Le Haut Atlas « des expéditions » entre Zaouit Ahanal et
la Tessaout.
La région Ayyachi-Maasker avait bien été programmée une fois lors de l’hiver 1974-75, mais la tentative avait été avortée faute de neige. En revanche, cette année, un organisme récemment créé annonce du ski de randonnée en février dans cette région.
Autre innovation : un des TO les mieux connus inaugure des randonnées autour du Jbel Siroua pendant les premier mois de 1979.
Les saison privilégiées semblent demeurer le printemps et l’été, mais il est amusant de constater qu’aux moins deux des TO les plus en vue ont retardé jusqu’en juin les dates de leur rando en raison des caprices de la météo. Faute de neige, certains ont renoncé purement et simplement à prévoir des raids à ski.
Voyons maintenant où se portent les efforts principaux et dans quel esprit sont entrepris ces raids.
Nos amis helvétiques affectionnent tout particulièrement le Toubkal entre mars et avril ; ils semblent être partisans du plus grand nombre (groupes de 15-30 personnes) sous l’égide de trois organismes différents. Décidément, l’Oberland et la Bernina ont dû perdre bien de leur charme…
Et vous, Messieurs les Anglais ? Là aussi, c’est principalement le Toubkal et ses alentours qui vous attirent entre mars et octobre. Vous venez un peu moins nombreux pour vos Atlas Mountain treks (à partir de huit personnes) mais à une cadence bi-mensuelle et ce sont trois TO surtout qui interviennent. Cette année, un quatrième, émanant d’un organisme mondialement connu, vient de se mettre sur les rangs. Sans parler de bien d’autres circuits qui prévoient un petit détour par Imlil dans le cadre d’un three-week Morocco tour, ou d’un action holiday, que ce soit en Land-Rover ou en bus londonien .
Le support publicitaire est intense, parfois inquiétant :
« Join us… you’ll never be the same again! » (« Joignez-vous à nous… vous ne serez plus jamais le même ! »).Parfois le message est erronné :
« Our expedition crosses the Atlas mountains by the breath-taking Tizi n’Test pass in an area renowned for its surviving wild boars ! » (« Notre expédition franchit l’Atlas par l’impressionnant Tizi n’Test, région célèbre par ses sangliers rescapés! »).
Des sangliers, on en tue au Maroc, certes, mais tout de même pas à ce point-là, n’est-ce pas, messieurs les chasseurs ?!
On met l’accent sur les kasbahs, les palmiers et le désert tout proche avoisinant ces neiges un peu incongrues. La clientèle est plutôt jeune, variée : style minet/minette, bob, Tee-shirt publicitaire, short ou jean, ou bien le foulard enroulé autour de la tête à la Lawrence d’Arabie. L’organisation, quant à elle, se veut sérieuse. Journée de mise en train, mise en garde contre le mal des montagnes qui guette tout ascensionniste du Toubkal !
Mais c’est à nos compatriotes (faut-il s’en féliciter ?) que revient indiscutablement la palme pour le nombre des agences de trekking, ou autres organismes, qui interviennent tout au long de l’année dans l’Atlas. Huit d’entre eux s’adonnent uniquement à la rando pédestre (pardon, au trekking !) ou au raid avec skis (3).
On fait découvrir au touriste un peu sportif « le vrai visage » des populations qui sont, à en croire les brochures des TO, encore intactes. L’insistance sur le mot encore étant lourd de sous-entendus. Le dépaysement, paraît-il, ne le céderait en rien aux montagnes du Hindu Kouch, ou au plateau tibétain. Un autre organisme spécialisé se charge de promener tout l’été les sportifs du volant entre Marrakech et le Sud en passant par Ksiba, Imilchil et les gorges du Todrha : convois de huit véhicules, chacun monté par un équipage de trois, à la découverte des populations transhumantes des hauts-plateaux, des kasbahs de montagne. Un jour à retenir : le jeudi soir. C’est à ce moment-là que cette équipe fait relâche pour la nuit au café-hôtel des Fiancés à Imilchil. Si vous désirez être de la fête…
Ou alors souhaitez-vous rejoindre sur le terrain des collègues plutôt marcheurs qu’automobilistes ? Tenez, les sites suivants sont particulièrement recommandés :
1/ Zone Bouguemmez, Asif Mgoun, Zaouit Ahansal. À la fin-mai vous avez des chances de pouvoir échanger vos impressions de balade avec 20-30 personnes au total, émanant de trois caravanes différentes.
2/ Zone Irhil Mgoun, gorges du Mgoun, Tessaout. Au cas où vous seriez égaré dans cette zone pendant la période juillet-août, entre 50 et 100 collègues appartenant à aux moins six groupes différents, pourront vous remettre dans le bon chemin. 3/ Le Toubkal. À tout seigneur tout honneur. Si vous êtes un amateur passionné des sympathiques veillées en refuge, d’une certaine camaraderie discrète, fréquentez donc cette région en juillet, août, et surtout septembre, car cinq voyages sont prévus en ce dernier mois. En somme, cela finit par faire beaucoup de monde. Et je vous ai fait grâce des activités de divers groupes ibériques, basques, germaniques, ou de ceux venant de pays situés plus à l’est, chez qui la notion d’alpinisme collectif dépasse très largement celle des Suisses. Finalement, c’est à une véritable mise en coupe réglée de la montagne marocaine que nous assistons. De toute manière, félicitons-nous de pouvoir partager avec tant d’autres montagnards les trésors cachés de l’Atlas. « Rares encore sont les étrangers qui se sont aventurés jusque dans ces vallées reculée », nous signale la brochure publicitaire d’un TO bien connu. « Rares », en effet (4)!
Réjouissons-nous également à la pensée des retombées heureuses qu’aura sur ces massifs une fréquentation touristique toujours plus importante, allant jusqu’à prendre des allures de mini-invasion en période d’affluence.
N’allez surtout pas croire que cela pourrait avoir une influence négative ! Plus de problèmes d’ordre matériel. Au moment de louer guides, porteurs et muletiers, on bénéficiera d’une organisation bien rôdée, déjà en place. Autre résultat positif : les tarifs seront plus élevés. Là où auparavant une poignée de propriétaires louaient parfois leurs montures à un prix raisonnable, aujourd’hui les muletiers auxquels ont fait régulièrement appel sont disposés à monnayer leurs services à des prix qui augmentent sans cesse. C’est ça la loi de l’offre et de la demande. Encore que, dans la mesure où cela profite à l’ensemble des populations…
On se consolera également à la pensée que les tour leaders et autres chefs de caravanes sont des types épatants, tout à fait désintéressés, ne cherchant qu’à couvrir leurs frais, animés par un rien de romantisme qui les pousse à vous faire partager la « découverte » se paysages hors du commun et de populations dorénavant à l’abri de toute atteinte. Populations dont l’accueil ne pourra que gagner en chaleur, en authenticité, devant une fréquentation toujours plus intense. C’est là aussi une loi bien connue.
Et toi, petit randonneur ? Que vas-tu devenir dans tout ça ? Qu’attends-tu pour en être ? Pour faire du trekking, pour partir en « expé » avec un TO ? Tu sais bien que pour être mieux ressentie toute aventure nouvelle doit être vécue en groupe et non pas individuellement !
Tu sais que de nos jours, plus que jamais, c’est la loi du plus grand, du plus fort qui prime. Dans notre monde actuel il n’y a pas de place pour les individualistes ; dans les affaires les petits se font manger par les grands.
Alors ?
Michael PEYRON
Pensée du jour (à méditer) :
“Sadly, we who trek are contributing to the change that is taking place in the people of those high valleys.” (« Nous qui faisons du trekking, nous contribuons, triste constatation, au changement qui s’opère chez les populations de ces hautes vallées.(5) »
NOTES
(1) D’ailleurs, un peu à la manière de la gangrène, le trekking a atteint bien d’autres massifs dont on le croyait exclu à tout jamais, les Pyrénées, par exemple ! À croire que nos sympathiques Basco-Béarnais sont devenus des bêtes aussi curieuses que les Ladakhis.
(2) La ressemblance avec des noms de TO connus est tout à fait voulue.
(3) Deux nouveaux TO ont fait leur apparition dans l’Atlas en 1979. L’industrie devient florissante.
(4) Au moins 300 par an entre 1965 et 1970, et plus de 600 par an depuis. C’est une estimation certainement en-dessous de la vérité.
(5) Cri du cœur d’un tour leader anglais.
Publishing history :
Paru dans L’Écho d’Yquem, n°9 juin 1979, (pp. 37-42). Donnera lieu à une réponse cinglante de Gilles Bordessoule « Faut-il brûler les refuges ? », dans Montagnes Magazine été 1980.
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3/ « ‘Tour Operators’ dans le Haut Atlas : quelques recettes pour accommoder le pigeon »
Michael Peyron, amoureux de l’Atlas, entre autres choses Président du Club Alpin section de Rabat, a le jarret d’acier et parfois la dent dure.
Avec une verve cinglante et caustique qui perce sous le docte propos de l’épistémologue, il s’en prend aux marchands de voyages qui ont choisi pour cible le Haut-Atlas marocain. En fait, sous prétexte d’analyse de discours publicitaire, et cet art consommé qu’ont les britanniques pour dire le plus en disant le moins, il démantèle méthodiquement, il équarrit sans merci, il désosse avec entrain le jargon plein de poncifs et parfois de mensonges des proxénètes de la montagne. Il en a le droit pace que nul autre que lui ne peut prétende à une meilleure connaissance de la montagne marocaine. Il en a le droit parce que ceux qu’il vitupère sont coupables. Ils sont coupables, non pas tellement d’abuser de la crédulité de leurs clients – ce qui relève d’une technique commerciale somme toute banale – mais de violer un milieu socio-géographique qui ne leur appartient pas, à la seule fin d’en retirer un profit pécuniaire. Osez dire que certains sites ne supportent pas la foule, et on vous montrera du doigt comme un vilain égoïste. Nous osons. Bien sûr, les ‘Tour Operators’ qui sont ici dénoncés sont les mauvais du genre, et nous ne rejetons pas l’hypothèse qu’il puisse en exister d’excellents. N. de la R. La satisfaction des besoins créés par notre civilisation des loisirs a donné naissance à de multiples industries. Une des plus curieuses est certainement celle des fabricants de voyages exotiques et sportifs qui, en promenant leur clientèle aux quatre coins de la planète, ont connu un remarquable essor pendant la décennie 1970. Notre propos sera de cerner leur rôle au sein des montagnes de l’Atlas tout en démontant le mécanisme de mise en condition de la clientèle, en ayant recours à l’analyses de discours. Une fois les thèmes de base établis, le lecteur ne manquera pas d’être frappé par l’apparition d’une véritable mythologie du trekking. Quant à l’examen des retombées sur les populations, ainsi que l’esquisse d’une stratégie pour l’avenir, ces considérations seront reprises lors d’une étude ultérieure.
Au fond l’Awlim-Tinergwet, mars 1967 (photo: M. Peyron)
1.1. La création d’un besoin
Il n’est pas toujours nécessaire au ‘Tour Operator’ (TO) de créer le besoin d’évasion, de « retour aux sources », celui-ci étant pré-existant dans le système. Tout au plus doit-il être à même de déclencher le processus chez le client. Les hebdomadaires à grand tirage, ainsi que les revues spécialisées, vont l’aider en lui fournissant matière à inspiration sous la forme d’articles, émanant parfois de « clients satisfaits », vantant le caractère « sauvage » ou « intact » de telle ou telle région. Il suffit alors au vendeur d’évasion de se enseigner, d’effectuer un rapide repérage de façon à prendre de vitesse la concurrence, et, aussitôt, une nouvelle destination aura été « inventée ». Pour agrémenter l’encart publicitaire ainsi que la brochure illustrée qui vont suivre, les termes même de l’article de revue, catalyseur de cette réaction enchaîne, seront repris, à peine retouchés, de façon à ce que l’apprenti-trekkeur (lui aussi lecteur de cette revue) puisse reconnaître le dialogue initial. C’est un scénario classique. C’est par là que va débuter la mise en condition. Celle-ci devra convaincre le candidat au voyage de la valeur inestimable du périple envisagé (Haut Atlas, l’Afrique sous la neige, Anti-Atlas, randonnée au pays des amandiers, etc.), tant du point de vue organisationnel (qualité, sérieux de l’encadrement, déroulement prévu) que sur le plan de la vibration interne, et ceci au moyen d’un savant dosage se paroles sécurisantes, de mises en garde, d’informations où les conseils valables avoisinent demi-vérités et inexactitudes. Enfin, une fois le message enregistré, ce sera dans un état second que notre trekkeur se préparera au grand départ. Il devra être conscient des règles, des signifiants, des interdits, des obligations allant de pair avec cette tranche de mythologie qu’il s’apprête à consommer. C’est le voyage insolite.
1.2. Perception du message publicitaire initial.Celle-ci doit être déterminante. L’intérêt du client ayant été éveillé, il s’agit de le faire basculer en ayant cours à des formules percutantes et accrocheuses. C’est d’ailleurs un signe des temps. Vu le rétrécissement du marché et l’acharnement grandissant de la concurrence, les opérateurs sont condamnés à l’agressivité dans ce domaine. La saison estivale étant, par la force des choses, la période privilégié pour le trekking dans l’Atlas, les interventions publicitaires commencent dès l’automne précédent par l’envoi de brochures. La crescendo va se situer vers avril/mai. Il suffit alors de parcourir les pages des principales revues touristiques et montagnardes pour constater l’intensité du matraquage publicitaire auquel se livrent les agences rivales. Leurs conseils en publicité, qui savent quel langage le client désire entende, puisent dans l’arsenal classique des arguments chocs et des stéréotypes usés, en jouant sur les mots clefs : « Une expérience dont vous vous souviendrez le restant de votre vie ! » (organisme anglais) ; « Pics enneigés du désert (sic)… villages berbères » (agence américaine) ; « Fantasia dans l’Atlas… l’éclatement de tout notre être » (agence suisse A) Message suffisant pour faire rêver l’amateur d’évasion. Il peut, cependant, hésiter. Un voyage lointain risque de coûter cher. Mais ce n’est pas le cas : « Un trek dans le Haut Atlas ne grèvera pas outre mesure votre budget ! » (agence londonienne A) Voilà une parole rassurante ! Il ne s’agit pas, non plus, de confier son voyage à des gens inexpérimentés, d’autant plus que sévit actuellement le snobisme du recours au professionnel et que, en bon assisté, l’on se déclare incapable d’organiser son propre voyage en amateur. C’est la démission : « La montagne c’est sérieux ! … choisissez la qualité et l’expérience d’une équipe de professionnels » (agence parisienne A) ; « Refusant la médiocrité nous nous sommes décidés à offrir au voyageur des expéditions sérieusement organisées » (agence anglaise) C’est aussi du bon marketing. Si le client se fait « tirer l’oreille » on a recours à des arguments plus galvaudés : « Nous recherchons un type particulier de voyageur, intelligent, averti, qui pourra prétendre à une réduction sur tout voyage ultérieur chez nous ! » (agence londonienne B) ; « Trekking dans le Haut Atlas marocain ? Nous vous y emmenons ! » (agence parisienne C) Le document accompagnant ce dernier message alléchant représente une caravane chamelière cheminant à travers les dunes du Sahara. Comme dans toue publicité, l’écart entre signifiant et signifié est parfois important !
1.3. Définition du produit
Aux yeux de l’utilisateur éventuel le voyage doit être perçu comme correspondant à un créneau déterminé, aisément identifiable. En outre, malgré la saturation de l’info par les médias, le consommateur est mal renseigné sur l’Atlas marocain. Aussi les programmeurs de l’aventure ont beau jeu d’affiner leur produit en suivant les étapes d’une véritable stratégie.
1.3.1. Le voyage culturel : « Il s’agit de marches, mais avant tout, de rencontres (…) la découverte d’une culture, au-delà de son attrait exotique » (agence parisienne C).
1.3.2. Le voyage d’agrément : « Nous vous proposons, à une époque où le climat y est agréable, une randonnée-promenade à pied » (agence parisienne B).
1.3.3. Le voyage inhabituel : « Une balade saharienne excitante et pleine de soleil dans l’époustouflante lumière du Sud » (agence suisse) ; « Cette randonnée exceptionnelle vous permettra de découvrir la variété de la montagne marocaine » (agence parisienne A). 1.3.4. Le voyage sportif : « Ascension de six 4.000 m avec de magnifiques descentes à ski » (agence suisse B) ; « Pour ceux qui sont épris d’aventure, voici l’occasion d’explorer le Haut Atlas ! » (agence londonienne)
Sommets du haut Zat depuis le Tizi n-Tilst, mai 1967 (photo: M. Peyron)
1.4. Valorisation du produit Le voyageur désire consommer de grande doses d’exotisme ; il est assoiffé de grands espaces, de temps « forts ». L’énoncé de cette partie du discours va répondre à son attente. Il s’agit de vanter l’inaccessibilité relative de la région visitée, en enveloppant dans un fatras de phrases parfois contradictoires une panoplie de signes, symboles et messages susceptibles d’appâter le chaland.
1.4.1. Thème de l’isolement et de l’exotisme : L’emploi du mot encore peut être perçu comme argument de vente supplémentaire : hâtez-vous de consommer tel ou tel lambeau de culture montagnarde avant qu’il ne soit pollué par le tourisme. « Région restée à l’abri du modernisme (…) épargnée par le tourisme car difficile d’accès » (agence parisienne A) ;
« Un pays à l’abri de notre civilisation, dont les montagnes sauvages protègent encore les traditions » (guide alpin C) ;
« Un massif volcanique encore préservé », le Jbel Siroua (agence parisienne A).
Jbel Siroua, mai 1966 (photo: M. Peyron)
TABLEAU I (Isolement & exotisme)
Pourcentage d’apparition des adjectifs
(employés plus de trois fois)
___________________________________________________________________________
berbère 25% ensoleillé 7% pittoresque 4%
isolé 10% inoubliable 5% verdoyant 4%
splendide 9% inconnu 4% étonnant 3%
fascinant 8% enneigé 4% farouche 3%
magnifique 7% exotique 4% extraordinaire 3%
___________________________________________________________________________
TABLEAU II (Isolement & exotisme)
Pourcentage d’apparition des substantifs
(employés plus de trois fois)
___________________________________________________________________________
gorges 25% oasis 7%
kasbahs 17,5% palmiers 7%
plateaux 11% cascades 5,5%
lacs 11% désert 5%
nomades 8,5% cèdres 3,5%
___________________________________________________________________________
1.4.2. Thème d’une Asie au rabais :
Sans doute dans le but de consoler les trekkeurs disposant de moyens trop faibles pour s’offrir l’Asie, on leur tient le langage suivant :
« Le dépaysement est aussi fort que dans le Haut-Tibet » (guide pyrénéen A) ;
« Les culture en terrasse donnent au paysage un petit air asiatique étonnant » (agence parisienne C).
1.4.3. Thème des gorges :
R. Proton dans les gorges du Meskeddal, mai 1984 (photo: M. Peyron)
C’est le déchaînement de la dynamique verbale au service du discours publicitaire :
« Remontée à pied des merveilleuses gorges de l’Akka n-Tarhia » (guide alpin A) ;
« Nous traversons les fabuleuses gorges du Mgoun » (agence parisienne A).
TABLEAU III (Gorges & temps forts)
Pourcentage d’apparition des adjectifs
(employés plus de trois fois )
___________________________________________________________________________
grandioses 23% merveilleuses 7% spectaculaires 17% profondes 6% sauvages 13% secrètes 6% fabuleuses 11% vertigineuses 6% fantastiques 11%
___________________________________________________________________________ 1.4.4. Thème des temps forts :
L’auteur descendant l’Azourki à ski, mai 1983 (photo: D. Dourron)
« La descente de l’Azourki (3.677 m) l’une des plus belles du Maroc » (guide alpin A) ;« fantastiques descentes à ski sur neige transformée sous le soleil d’Afrique (agence suisse B) ;
« Les veillées autour du feu (…) des méchoui faits pour vous » (agence parisienne C).
1.4.5. Thème de la personnalisation du produit :
Ce thème est essentiel. Le futur trekkeur doit être frappé par la valeur technique des accompagnateurs qui se sont donné tant de peine pour découvrir et mettre au point un voyage devant être perçu par le touriste comme le sien.
« Vos guides sont allés pour vous…! » repérage préalable d’itinéraire, (photo: M. Peyron)
« Vos guides sont allés pour vous reconnaître et inventer les destinations qu’ils vous proposent » (consortium de guides B, Hautes Alpes) ; « Nous employons le temps libre durant les vacances pour rechercher ces modes de vie qui subsistent encore » (guide transalpin) ; « Il y a seulement quelques années j’étais le premier étranger à séjourner parmi eux » (opérateur parisien).
En somme, la prestation de l’accompagnateur doit être ressentie comme étant plus personnelle, sa « découverte » des populations présupposant des liens privilégiés avec le pays. Depuis quelques années les brochures de luxe des grands opérateurs comportent les photos de leurs principaux collaborateurs – que l’on veut le plus souvent de style marginal (barbu, chevelu, « écolo », moustachu) – allant parfois jusqu’à dévoiler tous les charmes de leur anatomie (agence américaine).
Le guide, accompagnateur, ou tour leader, se doit d’apparaître sous un jour très décontracté, « dans le vent », sans, toutefois, que ses qualités techniques puissent être mises en doute. Vision idéalisée d’un paladin de l’aventure moderne, meneur d’hommes tout à fait indiqué pour initier le néophyte aux joies du trekking.
« Nos chefs de groupe contribuent au succès de votre voyage » (agence américaine) ;
« Le succès d’une expédition dépend avant tout des connaissances de la compétence de son chef » (agence londonienne B) ; « Un guide de haute montagne restera toujours le compagnon idéal du voyageur en pays lointain. » Ce discours tend à sécuriser le client qui, tout en admettant l’aventure, la souhaite programmée sur mesure et sans défaillance, le droit à l’erreur n’étant plus reconnu au professionnel. Voilà où aboutit la mentalité d’« assistés » qui caractérise la clientèle actuelle. Certains TO s’attacheront donc à préciser le pedigree de leurs « spécialistes de l’Atlas » : 1 « Un voyage réussi nous a donné envie de recommence ce raid en compagnie de notre spécialiste du Maroc, AB » (guide alpin A) ; 2 « BC, écossais, 42 ans, écrivain et montagnard professionnel est le spécialiste par définition du Haut Atlas marocain où il a passé plusieurs hivers » (agence américaine) ; 3 «CD, 30 ans, spécialiste de l’Atlas marocain, organise des raids à skis (…) à travers le haut Atlas » (consortium des Hautes Alpes).
Randonneurs dans le piedmont de l’Ayyachi, mai 2002 (photo: M. Peyron)
1.5. Paroles sécurisantes
Pour nos emprisonnés des grands ensembles citadins quoi de mieux que cette invitation au rêve réalisable sous le signe de la décompression, du confort relatif, et de la sécurité absolue ? le client appréhende, toutefois et d’une manière confuse quelques inconvénients ; la nourriture étrangère, la chaleur oppressante, les efforts à fournir. Ce dernier point, notamment, obsède quantité de voyageurs chez qui la notion de vacances exclut le moindre désagrément. Ces appréhensions sont vite calmées.
1.5.1. Thème de la facilité et de la sécurité Par une occultation volontaire de toute idée de risque ce discours souhaite éveiller un écho favorable chez les milliers d’assistés constituant le marché potentiel. « Pourquoi partir en groupe ? Parce que vous bénéficiez (…) d’une sécurité totale » (agence parisienne C) ; « L’itinéraire ne présente aucun caractère de danger et ne quitte pas les pistes muletières » (agence parisienne C) ; « Vacances absolument pas fatigantes, tout se fait dans la bonne humeur, très relax ! » (agence suisse A).
1.5.2. Thème de la relativité de l’effort Dans un discours d’une grande homogénéité tout est mis en œuvre pour tranquilliser le client, en particulier par l’évocation de l’utilisation des mulets qui caractère tout trekking digne du nom. À travers la récurrence du mot mulet on devine le soulagement de l’apprenti-trekkeur ; au mieux ce sera le refus d’un certain effort ; au pire, il y aura une bouée de sauvetage. « Porteurs et muletiers accompagneront parfois notre groupe » (agence américaine) ; « Expérience à la portée de tous, transport du matériel sur des mulets » (guide transalpin) ; « Il est possible de monter sur les mulets (…) lorsque leur charge diminue » (guide alpin C).
TABLEAU IV
(la dichotomie effort-repos) Pourcentage d’apparition des substantifs (employés plus de trois fois) ___________________________________________________________________________ L’effort Le repos ___________________________________________________________________________ randonnée 15% village 24% découverte 9,5% mulets 20%
trekking 7% repos 6%
aventure 5% bain 6%
bivouac 5% camp 2,5%
___________________________________________________________________________
1.5.3. Thème du cadre horaire
Lors d’un premier voyage, le trekkeur peut avoir de légitimes craintes quant à l’allure de marche de la caravane. Là aussi, donc, il y a lieu de se montrer rassurant : « Randonnées (…) pour des marcheurs seulement (même débutants) » (agence parisienne A) ;
« L’allure est suffisamment lente » (agence parisienne B) ;
« À allure normale – la nôtre est plutôt lente ! » (guide alpin B).
1.5.4. Thème du rapport chaleur/altitude
À croire que ces trois TO ont consulté la même agence publicitaire ! Jugez plutôt :
« La chaleur du Sud sera tempérée par l’altitude » (agence parisienne C) ;
« L’altitude n’est pas excessive et la chaleur très supportable » (agence parisienne B) ;
« L’altitude moyenne (2.000m) vous met à l’abri des grandes chaleurs de la plaine » (agence parisienne A).
1.5.5 Thème du confort
Les agences s’évertuent à présenter l’inconfort relatif des camps et bivouacs comme tout à fait acceptable :
« Petit déj » au bivouac des trekkeurs, Saghro, mars 2008 (photo: D. Dourron)
« Nous prendrons notre repas du soir dans une confortable tente mess » (TO parisien) ;
« Les cuisiniers marocains préparent le repas, du vin sera servi au repas du soir » (agence parisienne B) ;
« Prévoir in matelas pneumatique ou une plaque de mousse pour isoler votre sac de couchage » (agence londonienne B) Après huit jours de ce régime spartiate les participants auront sérieusement besoin de se refaire. Aussi, tous les TO ont-ils prévu des nuits de récupération à l’hôtel :
1 TO programme 5 nuits à l’hôtel
(agence suisse B)
7 TO programment 3 « – « – « – «
3 TO programment 2 « – « – « – «
2 TO programment 1 nuit « – « – «
1.6. Mises en garde
Malgré le manque de contraintes ou de difficulté qui semble le caractériser, un trekking ne saurait être entrepris à la légère. L’opérateur doit, par conséquent, exiger du futur trekkeur le respect de certaines convenances.Le premier discours prend pour cible le comportement du trekkeur dont l’attitude envers les populations est trop souvent inspiré du schéma « eux-nous », avec tout ce que cela suppose de condescendance et/ou de misérabilisme.
1.6.1. À propos des populations
« Attention ! une rencontre ne s’achète pas (1)! » (agence parisienne C) ;
« Soyez prêts à accepter et comprendre sans préjugés des cultures qui sont étrangères à la nôtre » (agence britannique) ;
« Pas de photographie sans autorisation préalable (…) respecter l’intimité des populations (…) discrétion, politesse, décence d’habillement (opérateur parisien).
1.6.2. À propos de la vie en groupe
Il est certain que la réussite de tout trekking dépend de l’esprit d’équipe de ses membres. Quelles que soient les corvées qu’impose la vie quotidienne, quels que soient les avatars qui puissent surgir, l’amitié et la bonne humeur sont de mise. On cherche visiblement à écarter une certaine clientèle grincheuse, parasitaire, peu motivée, et aimant trop se faire dorloter.
« Vous aurez à vivre pendant 14 jours en groupe avec tout ce que cela comporte de tolérance réciproque ; râleurs s’abstenir ! » (agence parisienne C) ;
« Tous les trekkings doivent être fait à l’enseigne de l’amitié et de l’adaptation » (guide transalpin).
1.6.3. À propos de l’option sportive
Certains organisateurs prévoient le portage du sac à dos dans le cadre d’itinéraires à vocation sportive, donc réservés aux bons marcheurs. Tout malentendu doit donc être évité : « Raid d’une grand rusticité (…) il faut savoir sacrifier son confort à la recherche d’une aventure exceptionnelle » (guide pyrénéen A) ;
« Chacun doit être prêt à porter son sac (…) les conditions sont parfois rudes » (agence londonienne A) ;
« Bien que non-technique, notre marche sera parfois ardue et comportera un peu d’escalade facile ainsi que des pentes de neige peu redressées » (agence américaine).
1.6.4. À propos du choix de l’itinéraire
Aussi parfaite que soit l’organisation du voyage il est impossible de se garantir contre d’éventuels changements d’itinéraire. De ce fait, la souplesse sera de rigueur :
« L’itinéraire n’est pas d’une rigidité absolue et il sera tenu compte des exigences du groupe » (agence londonienne A » ;
« L’agence se réserve le droit de modifier des détails de l’itinéraire en cas de problèmes » (agence parisienne A).
1.6.5. À propos des conditions météo
Il est impossible de commander le beau temps ; on le savait déjà. Certains clients, toutefois, cherchent à rendre responsables les organisateurs en cas d’intempéries, d’où quelques précautions verbales :
« Nous avons déterminé nos départs en fonction des meilleures conditions climatiques. « Nous ne pouvons, cependant, vous garantir, une temps parfait ! » (agence londonienne B) ;
« Des pluies et des orages peuvent survenir en toute saison » (guide alpin B) ;
« Protégez-vous du soleil, très fort en été » (agence parisienne C).
On relèvera, à cet effet, que le soleil est perçu comme ennemi, plutôt que comme moyen de bronzage. Dans la liste du matériel à emporter tous les TO, d’ailleurs, préconisent lunettes de soleil, crème, ainsi que chapeaux à larges bords.
1.6.6. À propos des risques et responsabilités Sans procéder à un examen détaillé des conditions d’inscription des différentes agences, on constate qu’elles prennent de solides précautions. De plus, cette parie du discours abordant l’aspect désagréable de l’opération (accidents, blessures, décès éventuel) figure en dernière page en caractères d’imprimerie minuscules. En tout état de cause, la plupart des opérateurs français se conforment aux prescriptions de la loi du 11 juillet 1975 et du décret du 28 mars 1977 quant à la responsabilité civile. D’une façon générale on conseille diverses vaccinations au trekkeur et l’on exige qu’il souscrive une assurance accident et/ou maladie-rapatriement. Si auparavant on a pu lui vanter le côté facile et peu hasardeux des choses, on lui rappelle qu’une randonnée n’est pas forcément exempte de tout risque, d’où contradiction ! « Toute expédition comporte un élément de risque (…) nous dégageons toute responsabilité quant aux pertes, dégâts, blessures qui pourraient s’en suivre » (agence britannique) ; « Aucune responsabilité n’incombera à la compagnie au cas où le participant viendrait à mourir » (agence londonienne B).
Quant à une agence américaine, elle joint tout simplement une décharge complète de responsabilité au formulaire d’inscription figurant dans sa brochure.
1.7. Participation
Le trekkeur fuit les voyages organisés sur les circuits classiques, c’est une affaire entendue. Il ne veut pas pour autant partir seul. De l’avis même d’un organisateur parisien il existerait un seuil inférieur à ne pas dépasser : « Il est certain que la forme de voyage qui plait aux Occidentaux c’est le groupe de 10-15 personnes. (2)» Qui plait aux organisateurs, aussi, car il est difficile d’assurer la rentabilité de l’opération si l’on « tourne » à moins de 10 participants. Certains prestataires de service se réservent d’ailleurs le droit d’annuler un départ si le chiffre minimum (8-10 participants) n’est pas atteint. D’un autre côté, c’est souvent aussi le nombre minimum de passagers qu’exigent les compagnies aériennes pour justifier l’octroi de la réduction de groupe.
1.7.1. Nombre moyen des participants
La moyenne générale est de 12 participants par groupe. Cela varie entre les 9 « anti-touristes » de l’agence suisse A et les 2O, personnes maximum de l’agence suisse B, en passant par 8-15 personnes de l’agence parisienne B, ceci sur un ensemble de 16 TO consultés. Ces chiffres, cependant, ne donnent qu’une idée imparfaite de l’effectif total de chaque caravane. À la douzaine de touristes il convient d’ajouter l’accompagnateur européen, le guide marocain et entre 8 et 12 muletiers, dont certains feront office de cuisiniers (3). En définitive cela fera une bonne trentaine de personnes évoluant sur le terrain ; présence ô combien discrète !
1.7.2. Restrictions d’âge et de sexe Certains TO britanniques semblent vouloir imposer une sorte de sélection par l’âge :« âge moyen 18-40 ans (pas de limite d’âge) » (agence britannique) ;
« Participation féminine à 45% ; âge moyen 28 ans (entre 18 et 35) » (agence du Wiltshire).
Par contre, chez ce dernier TO on relève une phrase qui dénote l’existence d’une véritable discrimination : « Si vous avez plus de 40 ans, veuillez nous contacter avant de vous inscrire ». En clair, « vieilles badernes s’abstenir ! » Inversement, les organisateurs cherchent avant tout à s’attacher une clientèle jeune, plus apte sà faire face aux inconvénients du voyage ; ceci surtout dans les périples comprenant de longues étapes en véhicule tout-terrain.
Chez l’agence londonienne B la répartition des sexes privilégie les femmes (60% des participants) et « nous aimons imposer une limite supérieure d’âge de 40 ans ».
Ces voyages seraient-ils prévus sur mesure pour célibataires en mal d’affection ?
Le discours de l’agence suisse A ne semble guère laisser planer d’équivoque à ce sujet. Mieux, il viserait le créneau « époux harassés ». Il n’y est question que de douches en tenue d’Eve ou d’Adam, (avec photos à l’appui), de « charges érotiques » (sic) et d’autres subtils sous-entendus évocateurs de coucheries extra-maritales.
Les organisateurs sont, dans l’ensemble, assez larges en matière de limite d’âge : limite inférieur 17 ans environ, mais pas de limite supérieure. Tout au plus peut-on exiger un certificat médical de tout participant ayant dépassé les 65 ans ; autre ment, on s’en remet au bon sens de chacun, ou à l’avis de son médecin.
2.
LA MYTHOLOGIE DU TREKKING
2.1. La préparation du voyage
On a souvent tendance à projeter directement les touristes dans un milieu aussi inhabituel que nouveau. La mise dans le bain est fort brutale, la préparation quasiment nulle. À cet effet, on ne saurait trop souligner combien la préparation, autant psychologique que physique, revêt une importance capitale dans une entreprise de ce genre.
Ce point semble avoir échappé à certains opérateurs encore trop avares d’informations sur le voyage, ou de conseils quant aux lectures appropriées. Dans bien des cas, ils évitent de faire allusion à l’existence de documents (topos, articles, etc.) ou de cartes ayant trait çà la région visitée, car cela risquerait de rendre le client autonome. Et pourtant, de l’aveu même d’une agence parisienne : « un voyageur informé en vaut dix ! »
2.1.1. La préparation physique
La perspective de jouer les nourrices auprès d’une caravane d’éclopés constitue le cauchemar du chef de groupe. Dans la réalité, il aura parfois à rameuter e,n douceur les inévitables traînards ou autres ambitieux ayant présumé de leurs forces. Les avis, cependant, sont assez nuancés quant au degré de préparation voulu :
« Être en bonne forme physique » (guide alpin A + agence parisienne A) ;
« Pour éviter d’avoir à les trimbaler par monts et vaux, débarrassez-vous de vos kilos supplémentaires avant le départ ! » (agence londonienne B) ;
« Si vous n’avez pas encore fait de randonnée, il faut vous y mettre ! Sortez chaque fin de semaine et faite une demi-heure de marche par jour pendant un mois avant le départ » (agence américaine).
2.1.2. La panoplie du parfait trekkeur
Le trekkeur, en tant que produit d’exportation de la société des loisirs, est de mieux en mieux connu des habitants du Tiers Monde. Il est plutôt aisé d’en dessiner le portrait-robot. le bon goût ( ?) actuel semble exiger du trekkeur qu’il ait la démarche facile et décontractée ; qu’il affecte un léger débraillé : short, T-shirt publicitaire, foulard bigarré. Le sac, de préférence d’un coloris vif, sera solidement calé sur le dos (à moins qu’un mulet ne le porte !) ; l’indispensable appareil photo sera porté en bandoulière, tandis que les lunettes sombres et le couvre-chef fantaisie viendront couronner l’édifice. En revanche, une certaine confusion semble règner au niveau des chaussures :« Chaussures genre ‘super-guide’ qui maintiennent bien la cheville (pas de pataugas) » (association touristique française) ;
« Nous vous conseillons des chaussures de marche du genre ‘pédule’ à semelle vibram, ou des pataugas ( !) » (agence parisienne B) ;
« Prenez de bonnes chaussures (adidas ou pataugas) » (agence suisse A) ;
« Chaussures de marche en cuir déjà portées » (agence parisienne A).
Ce dernier conseil, bien entendu, doit éviter au trekkeur en herbe le calvaire de marcher avec ampoules. On peut d’ailleurs juger de l’importance des chaussures dans l’équipement, vu que c’est souvent par cet achat – premier signe-objet par lequel il va participer à la mythologie du trekking – qu’il commence ses démarches.
D’autres articles indispensables vont apporter leur contribution au vécu de la période préparatoire : le chapeau de soleil, les lunettes foncées, la crème solaire, la tenue dite saharienne, la gourde. Sans oublier le réconfort que représentent les boissons alcoolisées, et ce au risque de choquer les habitants musulmans de l’Atlas. À ce propos, le discours devient confus :
« Pensez à acheter dans les aéroports en partant une bouteille d’alcool en free-tax très appréciée le soir » (agence parisienne A) ;
« L’eau de la région traversée est parfaitement saine (…) en aucun cas de l’alcool, sauf à Marrakech où toutes les boissons sont disponibles » (agence parisienne C) ;
« Au free-shop du départ, pourquoi ne pas prendre une bouteille de cognac ou autre ? Si, si, c’est une très bonne idée… » (agence suisse B).
L’appareil photo, nous l’avons vu, occupe une place de choix dans la panoplie du trekkeur (pour mieux violer l’intimité des populations, n’est-ce pas ?), au point de figurer chez certains sur la liste du matériel obligatoire (guide alpin C). Pour d’autres, la boîte à images n’est qu’accessoire facultatif.
Alors qu’un des TO les plus en vue semble cautionner chez ses randonneurs le port du blue-jeans effrangé, quelques-uns insistent tout de même sur une tenue correcte (guide alpin B, agence parisienne C). Et dans tout cela, bien entendu, les considérations commerciales ne perdant jamais leur droit, on en profite pour promouvoir tel ou tel article : sac de couchage suisse parce que de meilleure qualité (agence suisse B), ou alors la ceinture porte-feuille anti-vol de marque « Trekking » (noblesse oblige !), parfait gadget par définition, dont l’apprenti- trekkeur ne saurait se passer.
2.2. La philosophie du trekking
Le dernier exemple cité est révélateur de tout un état d’esprit, aux contours flous, qui entoure le concept du trekking. En effet, au fur et à mesure que s’est perfectionnée l’industrie du voyage exotico-sportif, on a pu assister à la lente éclosion d’une véritable mythologie.
Si d’une côté elle se traduit par la consommation d’articles appropriés et perçus dans un contexte donné, par ailleurs elle se manifeste par le biais d’un discours traduisant une véritable pensée. Pensée qui n’a, du reste, rien de spontané, vu qu’elle est fabriquée de toutes pièces par les inventeurs de destinations avec la complicité tacite des marchands d’articles de sport. Disons sans cynisme que les publicistes ont cru cerner les limites d’un besoin réel, celui de l’évasion hors du béton et des embouteillages vers une terre de rêve, et qu’ils ont fort bien compris le langage qu’ils devaient tenir afin de convaincre leurs futurs pigeons.
2.2.1. La note passionnelle du voyage
L’exemple suivant représente, à n’en point douter, l’archétype du genre :
La « magie du Grand Sud » basée sur kasbahs & palmiers, Skoura, mai 1967 (photo: M. Peyron)
« Le décor unique et grandiose de l’Atlas. Des ‘ksour-oasis’ oublies et splendides d’architecture. Et puis la magie du Grand Sud : le Tafilalet et son faire-rêver (…) Les nomades (…) les chameaux et le couscous et le méchoui. Sans parler du caractère unique de la nuit saharienne où l’on croit entendre Saint-Exupéry » (agence suisse A).
Discours concis, percutant et réunissant tous les supports d’une certaine mythologie, au risque de tomber dans le cliché ou de frôler le délire !
2.2.2. La profession de foi du trekkeur
S’il y a mythologie, cela suppose une mystique. Voici un exemple qui résonne tel un véritable credo. On y remarquera, toutefois, un discours sous-jacent légèrement teinté de discrimination, le trekkeur étant une bête supérieure qui mérite son droit à la différence : « Je suis jeune, j’ai le goût de l’aventure, je suis prêt pour le grand départ vers l’inconnu, vers des lieux dont le touriste moyen n’a jamais entendu parler, et que selon toute probabilité il ne souhaiterait pas visiter » (agence londonienne B).
2.2.3. Découverte et disponibilité D’autres messages nous parviennent qui traduisent une philosophie du voyage où la découverte, la disponibilité et le sens de l’aventure occupent une place prépondérante. Découverte, non seulement de paysages , mais aussi des populations, le folklore n’étant jamais perdu de vue. C’est la recherche du « contact » ou de la « rencontre », thème galvaudé par les brochures des TO, mais rarement réalisé façon satisfaisante.
« La réussite de votre voyage sera à la mesure de votre envie de découverte, de votre disponibilité, de votre amour de la marche » (guide alpin A) ; « Ces voyages sont réservés à ceux pour qui le mot découvrir a encore un sens (…) j’ai tenté de mettre ce pays à votre protée sans supprimer l’aventure » (guide alpin A) ; « Le trekking (…) c’est avant tout connaître les peuples portant en eux les mystères d’antiques civilisations » (guide italien). 2.2.4. La justification du trekking Pourquoi, au juste, les gens font-ils du trekking ? Les raisons invoquées sont parfois plutôt prosaïques ; dans d’autres cas elles ressemblent fort à des arguments commerciaux exprimant le besoin de fuir l’environnement urbain: « Les gens veulent s’évader et vivre très simplement, se contentant de manger, de marcher, de dormir. À la fin du trek, la plupart des participants éprouvent une satisfaction approfondie devant l’effort accompli » (agence londonienne B) ;
« Si vous cherchez à échapper quelques temps à la frénésie de la vie moderne, rien de tel pour vous détendre qu’un tek en montagne » (agence londonienne A) ;
« Nous espérons que cette année vous saurez quitter boulot, télé, dodo pour vous joindre à nous, les pourvoyeurs de l’aventure, à l’occasion d’un voyage plein de sensations fortes » (agence américaine). Le message suivant, par contre, précise bien de quelles « sensations fortes » il s’agit, et nous fait pénétrer de plain-pied dans le domaine du mythe, ou, plutôt de la mythologie qui entoure le trekking dans l’Atlas marocain :
« Notre trek en lui-même, ainsi que l’approche du monde berbère qu’il suppose, vous procure des sensations d’une grande intensité, avec comme apothéose l’ascension du Mont Toubkal, 3ème sommet d’Afrique ( !) avec ses 13.883 pieds » (agence londonienne B).
2.3. Le mythe du Toubkal Le Jbel Toubkal (4.167m) occupe une place de choix dans cette mythologie étant donné qu’il s’agit du point culminant du Maroc et de l’Afrique du Nord, ainsi que nous le font remarquer huit TO. Celui qui le qualifie, un peu hâtivement, de « 3ème sommet d’Afrique » oublie simplement une demi-douzaine d’autre sommets africains qui pourraient mériter ce titre. Petite inexactitude bien commode qui ne vise qu’à valoriser le produit afin de mieux appâter le pigeon. Fort élégamment d’ailleurs, l’agence en question décline « toute responsabilité quant aux éventuelles imprécisions » que pourrait contenir sa brochure ! Ceci en dernier page et en petits caractères, comme il se doit. Ce qui en dit long sur le sérieux de l’agence en question…
Massif du Toubkal vu d’Asni (photo: M. Peyron)
2.3.1. L’approche du Toubkal Le Toubkal étant perçu comme l’apothéose d’un tek, on sent très nettement que les organisateurs dosent l’effort du groupe pour mieux préparer leurs clients en vue de cette ascension suprême. C’est avec un mélange de crainte et de respect que le trekkeur doit aborder ce sommet. Les premiers jours, des « randonnées passionnantes » permettent de rompre les ponts avec la civilisation en proposant aux participants de l’aventure avec un A majuscule.
Puis c’est l’arrivée à pied d’œuvre au Refuge Neltner (3.207m), l’anti-chambre du Toubkal, « cabane non exploitée » et « d’une grand simplicité » (agence suisse B), ce qui est inexact, ce refuge étant régulièrement fréquenté et gardé c’est donc volontairement que s’installe une ambiance « expé » avec son langage approprié (4):
« La cabane, qui nous servira de camp de base, offre de bonnes conditions d’acclimatation » (agence suisse B) ;
« Nos préparatifs achevés au Refuge Neltner, nous ferons une tentative en direction du sommet du Toubkal » (agence londonienne).
Enfin l’heure fatidique va sonner, on va pénétrer chez les Dieux de la montagne. Un air d’épopée himalayenne plane sur la caravane. On sent l’issue incertaine, l’entreprise non-dépourvue du parfum de l’aventure. Le Toubkal, il faut « se le gagner » !