Equilibre des forces aux temps de Moulay Slimane
Posté par Michael Peyron le 16 avril 2010
Équilibre des forces aux temps de Moulay Slimane
- Introduction
- Problèmes et préoccupations
- Wahabbisme contre maraboutisme
- Un thaumaturge ambitieux
- Lenda : causes de la défaite sultanienne
- Échec de la tentative « amhaouchienne »
- Conclusion
Équilibre des forces aux temps de Moulay Slimane : sultan, makhzen, igurramn et le cas Amhaouch.
Introduction
Parmi les sultans marocains de la dynastie alaouite, Moulay Slimane (1992-1822) ne laisse pas d’intriguer les observateurs. Cela tient sans doute à la personnalité complexe de ce souverain érudit, peu enclin à se rapprocher de l’occident, fin diplomate, profondément religieux, et ennemi avoué des confréries soufies. Mais, soucieux de préserver l’intégrité nationale, face à une fitna al-barbariyya, toujours possible, et qui n’attend qu’un chef pour se déclencher, il fera souvent campagne à la tête de ses mehalla-s. Malgré le retentissant échec militaire de Lenda (1819) face à Boubker Amhaouch, il parviendra in extremis à sauver la dynastie. Nous allons tenter ci-après d’analyser les différentes composantes de cette situation de crise.
Problèmes et préoccupations
Campons d’abord le décor. Le Maroc aux temps de Moulay Slimane est un pays en proie à de multiples problèmes : survivance d’une menace turque aux frontières, guerre napoléoniennes qui perturbent le trafic maritime, d’où des difficultés de ravitaillement et hausse des prix, encore compliquées par la famine, la peste et la sécheresse. La menace latente, enfin, jusqu’aux confins de l’empire, de zawiya-s, héritières pour certaines d’anciens concurrents dynastiques.
En effet, comme l’a déclaré en son temps Azayku (2001 : 61), tout au long du 18e siècle la préoccupation constante de la dynastie alaouite aura été d’éviter que ne se créent dans l’Atlas des foyers d’agitation propices à des tentatives de restauration dynastique berbère.
En effet, les candidats ne manquent pas : Sanhajas dans le Fazaz ou le Tadla (ancien fief des Dila’yin) ainsi que leurs héritiers Ihansalen ou Imhiouach) ; Masmoudas dans l’adrar n-dern (émules possibles des Almohades ou du « marabout de Tasaft ») et enfin, dans le Tazeroualt, les descendants de Sidi Hmad ou Moussa, issus de la lignée semlala remontant aux Idrissides. N’oublions pas le malicieux dicton : d amzwaru filala, d aneggaru semlala, leit-motif lancinant et constituant un argument de taille puisque semblant conférer à ceux-ci, simples igurramn, une destinée prestigieuse, une légitimité de shurfa ! Du reste, pour donner le ton, depuis sa base de Taroudant, c’est contre le sherif du Tazerwalt, Sidi Hachem, que sévit en 1814 une harka makhzénienne sous les ordres d’Aghennaj, caïd des Haha et gouverneur de Moulay Slimane dans le Souss (Agrour 2007 : 230).
La place qu’occupent les confréries religieuses mérite d’être soulignée. Entre autres : la tijanniya, réfugiée au Maroc, et seule à trouver grâce aux yeux du monarque, car il y adhère personnellement. Cependant, n’ont droit à ses faveurs ni la nasiriyya qui, depuis son pôle spirituel rayonne sur le Sud marocain, tissant un faisceau d’influences en direction de Taroudant et d’Iligh ; ni l’émergeante et puissante tariqa darqawiyya, dans la mouvance de laquelle se situe Boubker Amhaouch, dont il sera question sous peu.
Depuis 1730, par un savant jeu d’équilibre entre pouvoir temporel et spirituel, le sultanat alaouite et les confréries auront su éviter au pays tout morcellement profond. Deux facteurs majeurs, cependant, militent à présent contre cette toute relative quiétude.
Wahabbisme contre maraboutisme
C’est le précédent fâcheux de Moulay Yazid (1790-92), tout d’abord, qui a mis en péril l’œuvre e Moulau Ismaïl et, dans une moindre mesure, de Sidi Mohammed ben Abdellah. Une fois sur le trône, en accueillant Amhaouch à Meknès (Naciri 1906 : 370) , Moulay Yazid aura donné à celui-ci une fausse idée de son importance. Ce qui lui permettra de prendre une position en flèche pendant le règne suivant, de se poser comme champion des amazighes du Fazaz, voire de briguer le pouvoir temporel dès lors que sera mise en doute son autorité maraboutique en matière de moussems, de zziyart »-s, suite au dahir sultanien jetant l’anathème sur ces pratiques.
En effet, sous l’influence de pèlerins revenant de la Mecque, Moulay Slimane prend fait et cause pour la doctrine puritaine du Wahabbisme dont, le premier, il assure la diffusion au Maroc. Toute pratique s’écartant du droit chemin de la sunna, tout ce qui relève de bida’, est dorénavant rigoureusement interdit. De plus, il déclare que de tels égarements peuvent être invoqués comme cause des disettes et autres calamités naturelles qui s’abattent sur le pays (Ghoulaichi 2005 : 34). Naturellement, les principaux chefs de confréries maraboutiques se voient ainsi désavoués, menacés jusque dans leurs activités les plus courantes, car privés de ressources financières provenant des moussems. Ceci s’ajoutant au mécontentement général qui mine le pays, victime de disettes et privations de toutes sortes, va fournir à ces leaders spirituels un terreau fertile pour asseoir leurs plans visant à renverser le sultanat alaouite. C’est là que Boubker Amhaouch va donner sa pleine mesure.
Un thaumaturge ambitieux
Troisième de la lignée des Imhiouach, Boubker (sidna bubshel en Tamazight) est un agurram hors normes dans une catégorie d’individus d’exception. Bien que son aïeul, Mohammed Ou Nasr, eût tiré son inspiration mystique de Tamgrout et de la nasiriyya, c’est par la tariqa darqawiyya que Boukber Amhaouch se trouve attiré. Il fait, en outre, preuve d’un charisme, d’un magnétisme tels, joint à un don pour la sorcellerie, qu’il consolide rapidement son ascendant sur les tribus amazighes Ayt Oumalou du Mont Fazaz, celles-là mêmes qui se trouvent en pleine poussée dynamique vers le nord-ouest (Hart 1993).
Boubker Amhaouch sait notamment exploiter la crédulité de ses ouailles, à épouser la philosophie mahdiste (que l’on qualifierait de ‘messianiste’ en terre chrétienne), allant jusqu’à se présenter comme le dužžal (‘Ante-Christ), qui précédera de peu la fin des temps (taxir zzman) et l’arrivée du mahdi, ou ‘être impeccable’. Philosophie qui se conjugue autour d’une série de prophéties plus ou moins apocalyptique, qui feront également partie du fonds de commerce de ses descendants, et dont certaines ont encore cours de nos jours parmi les monts de l’Atlas. Ce qui en émerge est une sorte de ‘néo-soufisme’ (Lakhsassi 2002), modelé sur des lignes orthodoxes, mais ayant une orientation résolument activiste. Peu étonnant dès lors que Boubker, se considérant comme héritier des Dila’yin, eût envisagé, comme eux, de franchir le pas entre le spirituel et le temporel, de s’en prendre directement au sultanat.
Qu’il ait lui-même aspiré à devenir sultan, cependant, reste sujet à discussion. Après le siège de Meknès (1820), le complot réunissait alors Boubker Amhaouch, Moulay el-Arabi ed-Darqawi, un sherif d’Ouezzane et Oul-Ghazi, chef Zemmour affilié à la darqawiyya, prendra clairement « les proportions d’une révolte Idrisside, d’une tentative inavouée d’installer une nouvelle dynastie » (Drouin 1975 : 57). En effet, selon les termes d’un document élaboré par les conjurés, Moulay Brahim, un fils de Moulay Yazid, sera un temps déclaré sultan. Mieux que cela, l’une des prédictions attribuées à Sidi Boubker déclare sans ambages : « C’est moi qui régnerai sur le pays, le Seigneur m’a promis que mon heure viendrait ! » (Loubignac 1924 : 443). D’ailleurs, ceci ne semble faire aucun doute aux yeux d’une autre observateur : « En acquérant une telle puissance militaire, Amhaouch abandonna par-là même son rôle spirituel et devint le concurrent direct du sultan » (Ghoulaichi 2005 :30).
Lenda : causes de la défaite
sultanienne
Piqué au vif par les mesures prises contre le soufisme par le sultan, Boubker devient le porte-étendard, d’un mouvement anti-makhzénien ayant pour pivot le massif du Mont Fazaz, c’est à dire la partie occidentale du Moyen Atlas. Grâce à sa faconde, à ses talents d’organisateur aussi, il réussit l’exploit de réunir, en fin de compte, une puissante harka incluant l’essentiel des tribus de dialecte tamazight (Zaïan, Ayt Mguild, Ichqern, Ayt Ihand, etc.), voire d’Imarmushen (Marmoucha) relevant des parlers zénètes. Les hostilités vont se traduire par une série de campagnes, marquée par deux confrontations majeures, décrites par les chroniqueurs de l’Istiqsa comme étant « l’affaire d’Azrou » (avril 1811), et « l’affaire zaïane », ou bataille de Lenda (mai 1819).
Fournir un compte-rendu détaillé de ces affrontements déborderait du cadre du présent travail. Il suffira d’invoquer une cause de faiblesse grandissante, destinée à miner l’efficacité de la mehalla de Moulay Slimane : le recours de plus en plus généralisé à des recrues de tribus jaysh arabophones (Cherarga, Ouled Jamaa, Beni Hassan, etc.), au détriment de contingents amazighes du bas pays (Ayt Ndir, Iguerrouane, etc.). Mesure de nature à semer la zizanie, et qui « eut pour tendance d’impliquer le sultan dans des antagonismes tribaux en opposant des tribus arabes aux Berbères des piedmonts » (El Mansour 1990 : 102), et qui, en affaiblissant la mehalla de Moulay Slimane face aux Imazighen du haut pays, s’avérera contre-productive. Si l’intervention de dernière heure d’éléments Idrassen lui sauve la mise à Azrou, il n’en sera rien au combat de Lenda.
Celle-ci eut lieu non loin de l’actuelle bourgade d’El-Qbab. L’affaire fut fort mal menée de bout en bout. À un plan d’action compliqué, comprenant la convergence de deux colonnes vers les berges de la rivière Srou, s’ajoutèrent divers facteurs négatifs : déploiement tactique lourd de la mehalla ; loyalisme douteux des contingents Imazighen des piedmonts ; exactions commises à l’égard des populations ; trahison du caïd Oul-Ghazi, qui, de mèche avec les imgharn de Boubker, prépara la désertion des éléments Zemmour et Idrassen au moment le plus critique de la bataille. En fin de compte, seuls le jaysh des Ouadaïa et la « Garde noire » demeurèrent fidèles autour de l’afrag du sultan. Une fois celui-ci entamé, l’affaire fut vite entendue et Moulay Slimane capturé.
Échec de la tentative « amhaouchienne »
Nous passerons sur la façon exemplaire dont les gens de tribu, respectueux de sa qualité d’amir al-muminin, prendront soin de Moulay Slimane, l’hébergeront, l’aideront à rallier AgourayZ. Malgré les succès remportés sur le terrain, il est vrai, dont « l’impossible victoire » (Clément 1979 : 37) de Lenda et un siège larvé de Mekhnès, puis de Fès, villes entourées des mois durant par les tribus amazighes (1820-1821), la coalition dirigée par Boubker Amhaouch va échouer tout près du but.
Un Moulay Slimane affaibli aura été obligé, pour lever le siège de Mekhnès, tout d’abord de faire appel à la médiation d’un agurram de la Zawiya Sidi Hamza, rebondissement significatif qui illustre le rôle classique de ce genre de confrérie, jadis dans l’orbite de Dila’, située depuis peu dans la mouvance makhzénienne et qui remplit là une des tâches traditionnellement dévolue aux marabouts. Ensuite, il lui faudra gagner Marakech, où il parviendra à se reconstituer, en dépit de tout. Malgré l’obligation qui lui est faite d’abdiquer en 1822, au profit de Moulay ‘Abd er-Rahaman, peu importe, la dynastie est sauvée.
Cela tient en partie à la chance. En premier, l’aubaine que constitue pour Moulay Slimane la capture inopinée par ses troupes du grand chef Moulay al-‘Arabi ed-Darqawi. De plus, si le succès militaire de Lenda n’abouti à rien, cela tient à que le corps de bataille de Boubker Amhaouch, fait de tribus amazighes du Fazaz, plus apte à manoeuvrer en terrain accidenté, se trouve à cours d’inspiration en plaine. Les subtilités des opérations de siège, notamment, lui échappent. Maîtres d’une certaine forme de guerre faite de mouvement, d’infiltration, d’utilisation des défilements, les combattants amazighs étaient moins performants en rase campagne ainsi qu’en matière de stratégie d’ensemble.
Les conjurés, de plus, ne semblaient pas entièrement d’accord entre eux quant à la finalité de leur action. En plus des menaces planant sur la tariqa darqawiyya, Moulay al-‘Arabi était motivé par une rancœur personnelle envers le sultan, qu’il souhaitait voir destitué. Oul-Ghazi et d’autres caïds, inspirés par une forme de « régionalisme de droite », selon un observateur (Clément 1979 : 37), visaient sans doute la création d’un makhzen plus en phase avec leurs ambitions personnelles.
Boubker Amhaouch, quant à lui, soucieux de ménager l’avenir, se cantonnait dans ses préoccupations apocalyptiques, dont la renaissance d’une mythique et resplendissante Lenda, point de démarrage du compte à rebours annonçant le jour du jugement dernier et la fin des temps. Où les riches seraient pauvres ; où les démunis accéderaient au bien-être matériel, selon l’esprit d’un proverbe amazigh connu :
-
Les petites tentes gagnent les hauteurs,
-
Les grandes tentes plongent vers les profondeurs !
-
tixamin timeżżyanin da-ttulint,
-
tixamin tixattarin da–tteggweznt !
Compte tenu de cette foule d’avatars et d’embûches, il était malaisé pour Amhaouch de faire aboutir victorieusement pareille coalition.
Conclusion
La survie de la dynaste alaouite, on l’a vu, n’aura tenu qu’à un fil. L’opportunisme, la chance et un certain flair politique auront permis à Moulay Slimane de sauver son trône face à la menace que les conjurés faisaient peser sur lui. Le rôle momentanément victorieux d’Amhaouch à la tête d’une coalition d’Imazighen, le symbolisme qui se bâtira dans un imaginaire collectif local pétri de soufisme autour du mythe de Lenda, restera longtemps gravé dans les esprits.
En outre, malgré la tragédie de Tazizaout qui vu la fin de la résistance effective des Imhiouach sur le terrain, il est intéressant de constater que sidna bubshel bénéficie encore dans les esprits d’un certain capital de sympathie. Le legs de cet épisode douloureux, en tout cas, comptera pour beaucoup jusqu’à nos jours dans le maintien de rapports conflictuels entre le makhzen et les habitants du Mont Fazaz. Cela explique parfaitement le peu de crédit qu’accorde le pouvoir central à cette région périphérique, jugée peut-être à tort comme faisant résolument partie du « Maroc inutile ».
Michael PEYRON
Université Al-Akhawayne, Ifrane (Maroc)
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Categories: Période contemporaine
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